Interdisciplinarité, un idéal nécessaire mais difficile à concrétiser : exemple de l’agroécologie

L’interdisciplinarité est un sujet très fréquemment abordé dans la recherche scientifique.

SCIENCE

Marc Edval JEAN-LOUIS, Ing-Agr, Msc

11/10/20254 min read

Interdisciplinarité, un idéal nécessaire mais difficile à concrétiser : exemple de l’agroécologie

a. Interdisciplinarité et pluridisciplinarité

L’interdisciplinarité est un sujet très fréquemment abordé dans la recherche scientifique. Elle est présentée comme des approches plus intégrées et globales permettant de résoudre des problématiques scientifiques nécessitant plusieurs disciplines et d'apporter des solutions là où des approches plus classiques, souvent monodisciplianires, sont insuffisantes. Elle est également très recherchée par les organismes de financement et d’évaluation de la recherche. Fréquemment confondu avec la pluridisciplinarité, le concept même d’interdisciplinarité est souvent source de confusion et de malentendus défavorables à sa mise en œuvre (Payette, 2001).

En effet, si la pluridisciplinarité mobilise plusieurs disciplines en vue de traiter une problématique donnée sous plusieurs aspects (Resweber, 2011), elle se limite souvent à juxtaposer des disciplines qui apportent chacune une connaissance spécifique sur l’objet étudié, sans réelle interaction entre elles, ni définition commune des problématiques, ni révision des concepts et hypothèses propres à chaque discipline (Leloup, 2025).

Quant à l’interdisciplinarité, elle comprend l’aspect pluridisciplinaire, qu’elle dépasse en transférant des concepts d’une discipline à une autre (Resweber, 2011). Elle propose une intégration des disciplines, qui consiste à articuler les concepts, les outils et les résultats d’analyse de différentes disciplines entre eux (Leloup, 2025). Toutefois, cette interdisciplinarité peut être appliquée à des échelles différentes. Lorsqu’il s’agit d’une collaboration entre disciplines relativement proches, ne posant pas de problème épistémologique ou technique majeur, on peut considérer qu’elle ne peut pas être qualifiée d’interdisciplinaire, ou on peut parler d’une interdisciplinarité de « proximité ». À l’inverse, une interdisciplinarité « élargie » a vocation à combiner différentes disciplines, des sciences de la nature aux sciences humaines et sociales (Jollivet & Legay, 2005).

b. L’agroécologie : bien plus que la simple fusion de deux disciplines

D’un point de vue socio-écologique, l’agroécologie nécessite des approches holistiques et interdisciplinaires pour analyser les relations complexes entre le fonctionnement des écosystèmes, les activités humaines, les innovations sociotechniques, les modèles de gouvernance et les politiques d’utilisation des terres (Oteros-Rozas et al., 2019). Elle se doit d’explorer des trajectoires conceptuelles et techniques, nécessitant une approche scientifique interdisciplinaire qui s’intègre dans l’étude des systèmes alimentaires. Ainsi, l’agroécologie est par définition une pratique interdisciplinaire (Stassart et al., 2012). À travers cette approche scientifique interdisciplinaire, l’agroécologie remet en question le modèle agricole dominant basé sur l’utilisation des intrants (Tilman et al., 2002) et le modèle écologique de conservation de la nature qui met en avant une gestion séparée de la biodiversité et de la production agricole plutôt qu’une gestion intégrée (Perfecto & Vandermeer, 2010).

L’agroécologie dépasse donc la simple fusion entre agronomie et écologie, comme son étymologie pourrait le laisser croire. C’est une innovation qui prend place à la fois dans le champ des sciences de la nature, des sciences économiques et sociales, de la politique et de l’action (Meynard, 2017).

c. L’interdisciplinarité : un défi à relever

Bien que l’agroécologie se veuille interdisciplinaire, à l’interface des sciences de la vie et de la terre, et des sciences humaines et sociales pour mieux appréhender la complexité des systèmes agricoles, elle mobilise néanmoins des disciplines dont les objets, les méthodes, les épistémologies et les références théoriques paraissent pleinement différents (Pecqueux et al., 2022). Et, si la nécessité de l’interdisciplinarité est largement reconnue, sa mise en œuvre reste un véritable défi (Alla & Kivits, 2015 ; Pecqueux et al., 2022), et ce, à toutes les étapes de la recherche : de la formulation des problématiques à l’analyse des résultats, en passant par le choix des méthodes et la production des connaissances (Decroix et al., 2023). Cela suppose non seulement un dialogue constant entre chercheurs de disciplines différentes, mais aussi un effort de traduction conceptuelle et une posture d’ouverture à d’autres logiques de pensée (Alla & Kivits, 2015 ; Pecqueux et al., 2022 ; Russell, 2022). En ce sens, l’interdisciplinarité ne va pas de soi : elle requiert un cadre de collaboration clair, un respect mutuel des savoirs, et des dispositifs de médiation pour dépasser les cloisonnements académiques (Decroix et al., 2023). Elle constitue ainsi un véritable apprentissage collectif, autant scientifique qu'humain.

Bibliographie

Alla, F., & Kivits, J. (2015). La recherche interventionnelle en santé publique : Partenariat chercheurs-acteurs, interdisciplinarité et rôle social. Santé Publique, Vol. 27(3), 303-304. https://doi.org/10.3917/spub.153.0303

Decroix, C., Martin-Fernandez, J., Cambon, L., Ridde, V., & Alla, F. (2023). Les défis de l’interdisciplinarité pour la recherche interventionnelle en santé des populations : le cas de la recherche VAPS. Recherches qualitatives, Hors-série « Les Actes », (27), 190-208.

Jollivet, M., & Legay, J.-M. (2005). Dossier Interdisciplinarité Canevas pour une réflexion sur une interdisciplinarité entre sciences de la nature et sciences sociales. Natures Sciences Sociétés, 13(2), 184-188. https://doi.org/10.1051/nss:2005030

Leloup, H. (2025). Note de la MSHS-T sur les notions de multi-, pluri-, inter-, transdisciplinarité et interscience. MSHS-Toulouse.

Meynard, J.-M. (2017). L’agroécologie, un nouveau rapport aux savoirs et à l’innovation. OCL, 24(3), D303. https://doi.org/10.1051/ocl/2017021

Oteros-Rozas, E., Ravera, F., & García-Llorente, M. (2019). How Does Agroecology Contribute to the Transitions towards Social-Ecological Sustainability? Sustainability, 11(16), 4372. https://doi.org/10.3390/su11164372

Payette, M. (2001). Interdisciplinarité : Clarification des concepts. Interactions, 5(1), 15-35.

Pecqueux, A., Poupin, P., & Vuillerod, J.-B. (2022). Aventures de l’interdisciplinarité : Les sciences de la nature et les sciences humaines et sociales face à la question écologique. Tracés, #22, 7-20. https://doi.org/10.4000/traces.14566

Perfecto, I., & Vandermeer, J. (2010). The agroecological matrix as alternative to the land-sparing/agriculture intensification model. Proceedings of the National Academy of Sciences, 107(13), 5786-5791. https://doi.org/10.1073/pnas.0905455107

Resweber, J.-P. (2011). Les enjeux de l’interdisciplinarité. Questions de communication, 19, 171-200. https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.2661

Russell, Y. I. (2022). Three Problems of Interdisciplinarity. Avant, 13(1). https://doi.org/10.26913/ava202206

Stassart, P. M., Baret, P., Grégoire, J.-C., Hance, T., Mormont, M., Reheul, D., Stilmant, D., Vanloqueren, G., & Visser, M. (2012). Agroécologie : Trajectoire et potentiel. Pour une transition vers des systèmes alimentaires durables. In Agroécologie, entre pratiques et sciences sociales (p. 25-51). Éducagri éditions. https://doi.org/10.3917/edagri.vanda.2012.01.0025

Tilman, D., Cassman, K. G., Matson, P. A., Naylor, R., & Polasky, S. (2002). Agricultural sustainability and intensive production practices. Nature, 418(6898), 671-677. https://doi.org/10.1038/nature01014